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L’IA et la fin de l’Histoire, par Olivier Abel |
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© REFORME n° 4114 L’intelligence artificielle va-t-elle augmenter ou
diminuer Entre l’invitation
à suivre la recommandation de la parabole du bon grain et de l’ivraie, en
laissant croître ensemble notre mémoire vive et la mémoire morte (résultant
de l’IA), pour le meilleur et pour le pire, et la perplexité un peu inquiète
quant à l’usage qui peut en être fait de cette mémoire morte. Olivier Abel a
choisi de développer, avec beaucoup de pertinence, les risques associés à
cette nouvelle technologie. Dans son
dialogue Phèdre, Platon imagine la rencontre entre le tout premier
pharaon égyptien, en train de fonder un peuple, et différents dieux venant
lui proposer leurs services. Le dieu Toth lui propose son invention,
l’écriture. Il en vante les bienfaits en matière de simplicité législative,
puisque la loi sera inscrite au su de tous, et de prodigieuse extension de la
mémoire des humains. On peut remarquer au passage que Toth est aussi
l’inventeur des jeux comme le trictrac et de la géométrie. Le pharaon
rétorque que celui qui propose ne peut pas être celui qui décide – remarque
politique très suggestive. Il lui montre que cette loi morte ne sera jamais
la loi vivante, souple, et que cette mémoire morte fera perdre aux humains
l’exercice de leur mémoire vive. Ce remède à l’oubli n’est pour lui qu’un
poison. La mémoire morte de l’IA ne fera-t-elle pas perdre aux humains
l’exercice de leur mémoire vive ? La question
peut se poser de manière analogue pour l’intelligence artificielle (IA).
Va-t-elle augmenter ou diminuer nos capacités cognitives, mémoire, réflexion,
attention, sensibilité ? J’évoquerais volontiers la
parabole du bon grain et de l’ivraie
qui croissent ensemble, pour le meilleur et pour le pire. Mais je
préfère ici m’attarder sur une perplexité un
peu inquiète quant à l’usage qui peut en être
fait. Jadis les religions, et d’autant plus qu’elles
étaient hégémoniques, ont revendiqué le
monopole de la vérité, une vérité
unifiée, intégrale et exclusive, Dieu étant le
garant de l’accord entre nos jugements et la
réalité. Naguère les États, et
d’autant plus qu’ils étaient totalitaires, se sont
attribués le monopole de la vérité comprise comme
sens de l’histoire, et tout ce qui ne rentrait pas dans leur
grande synthèse était biffé. Monopole de la connaissance Aujourd’hui, la
révolution numérique de l’IA et du big data, qui accumulent toutes les
données (vraies comme fausses d’ailleurs, elles peuvent toutes être efficaces !), est la
figure de proue du néo-capitalisme. La compilation des données ne cherche pas
à comprendre, elle les aborde sans leur poser de question, sans chercher
d’intention ni de cause : elle se borne à calculer la probabilité du cas suivant, et oui, c’est très efficace. Et lorsque
quelques multinationales en ont le monopole, c’est autrement grave que le
monopole des bananes ! Ce qu’elles accaparent, ce sont
des siècles d’accumulation scientifique, technologique, mais aussi
artistique, littéraire, culturelle. Leur
compétition opaque est à l’opposé de l’ethos de partage qui fait l’esprit
scientifique et d’ailleurs aussi l’esprit de la démocratie. Ce qui s’y
prépare, c’est un gigantesque parasite d’ailleurs suicidaire, car trop
puissant, trop prédateur et trop pollueur pour notre écosystème. Exode extra-planétaire et transhumain On pourrait
imaginer ce qui se développe ainsi sous la figure d’une immense entité « intelligente », une grande monade (pour
reprendre le mot de Leibniz) ayant en mémoire tout le passé, en information
simultanée tout le présent, et en compilation permanente tous les futurs
possibles. Elle s’élèverait vers le ciel comme une tour de Babel, préparant
d’ailleurs la transformation de cette tour en fusée pour un exode
extra-planétaire et transhumain, cependant que les corps vulnérables de la
plupart des humains et des vivants seraient traités comme des déchets bientôt
inutiles. Il y a bien des
motifs théologiques, philosophiques, éthiques et politiques de combattre
cette terrifiante gnose. Et le pire est peut-être que cette entreprise se
présente comme une immense exposition universelle, la gigantesque recollection d’un
Musée total, comme une arche de Noé où tout sera conservé et préservé. Cette
computation mémorielle universelle serait la fin de l’Histoire. Olivier
Abel © REFORME n° 4114 |
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L’IA
et la fin de l’Histoire, par Olivier Abel |
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