L’IA et la fin de l’Histoire, par Olivier Abel

 

 

© REFORME n° 4114
samedi 27 novembre 2025

L’intelligence artificielle va-t-elle augmenter ou diminuer

nos capacités cognitives ?

Entre l’invitation à suivre la recommandation de la parabole du bon grain et de l’ivraie, en laissant croître ensemble notre mémoire vive et la mémoire morte (résultant de l’IA), pour le meilleur et pour le pire, et la perplexité un peu inquiète quant à l’usage qui peut en être fait de cette mémoire morte. Olivier Abel a choisi de développer, avec beaucoup de pertinence, les risques associés à cette nouvelle technologie.

 

Dans son dialogue Phèdre, Platon imagine la rencontre entre le tout premier pharaon égyptien, en train de fonder un peuple, et différents dieux venant lui proposer leurs services. Le dieu Toth lui propose son invention, l’écriture. Il en vante les bienfaits en matière de simplicité législative, puisque la loi sera inscrite au su de tous, et de prodigieuse extension de la mémoire des humains. On peut remarquer au passage que Toth est aussi l’inventeur des jeux comme le trictrac et de la géométrie. Le pharaon rétorque que celui qui propose ne peut pas être celui qui décide – remarque politique très suggestive. Il lui montre que cette loi morte ne sera jamais la loi vivante, souple, et que cette mémoire morte fera perdre aux humains l’exercice de leur mémoire vive. Ce remède à l’oubli n’est pour lui qu’un poison.

La mémoire morte de l’IA ne fera-t-elle pas perdre aux humains l’exercice de leur mémoire vive ?

La question peut se poser de manière analogue pour l’intelligence artificielle (IA). Va-t-elle augmenter ou diminuer nos capacités cognitives, mémoire, réflexion, attention, sensibilité? J’évoquerais volontiers la parabole du bon grain et de livraie qui croissent ensemble, pour le meilleur et pour le pire. Mais je préfère ici m’attarder sur une perplexité un peu inquiète quant à l’usage qui peut en être fait. Jadis les religions, et d’autant plus qu’elles étaient hégémoniques, ont revendiqué le monopole de la vérité, une vérité unifiée, intégrale et exclusive, Dieu étant le garant de l’accord entre nos jugements et la réalité. Naguère les États, et d’autant plus qu’ils étaient totalitaires, se sont attribués le monopole de la vérité comprise comme sens de l’histoire, et tout ce qui ne rentrait pas dans leur grande synthèse était biffé.

Monopole de la connaissance

Aujourd’hui, la révolution numérique de l’IA et du big data, qui accumulent toutes les données (vraies comme fausses d’ailleurs, elles peuvent toutes être efficaces!), est la figure de proue du néo-capitalisme. La compilation des données ne cherche pas à comprendre, elle les aborde sans leur poser de question, sans chercher d’intention ni de cause: elle se borne à calculer la probabilité du cas suivant, et oui, cest très efficace.

Et lorsque quelques multinationales en ont le monopole, c’est autrement grave que le monopole des bananes! Ce quelles accaparent, ce sont des siècles daccumulation scientifique, technologique, mais aussi artistique, littéraire, culturelle. Leur compétition opaque est à l’opposé de l’ethos de partage qui fait l’esprit scientifique et d’ailleurs aussi l’esprit de la démocratie. Ce qui s’y prépare, c’est un gigantesque parasite d’ailleurs suicidaire, car trop puissant, trop prédateur et trop pollueur pour notre écosystème.

Exode extra-planétaire et transhumain

On pourrait imaginer ce qui se développe ainsi sous la figure d’une immense entité «intelligente», une grande monade (pour reprendre le mot de Leibniz) ayant en mémoire tout le passé, en information simultanée tout le présent, et en compilation permanente tous les futurs possibles. Elle s’élèverait vers le ciel comme une tour de Babel, préparant d’ailleurs la transformation de cette tour en fusée pour un exode extra-planétaire et transhumain, cependant que les corps vulnérables de la plupart des humains et des vivants seraient traités comme des déchets bientôt inutiles.

Il y a bien des motifs théologiques, philosophiques, éthiques et politiques de combattre cette terrifiante gnose. Et le pire est peut-être que cette entreprise se présente comme une immense exposition universelle, la gigantesque recollection d’un Musée total, comme une arche de Noé où tout sera conservé et préservé. Cette computation mémorielle universelle serait la fin de l’Histoire.

 

Olivier Abel

© REFORME n° 4114
samedi 27 novembre 2025

 

 

L’IA et la fin de l’Histoire, par Olivier Abel